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Progresser dans la conquête de la souveraineté alimentaire : 5 propositions

* A partir de « Conquérir la souveraineté alimentaire ! », Editions Harmattan

Ce texte (disponible en français, en anglais et en espagnol) s’inscrit dans l’objectif d’obtenir à l’ONU une convention qui établisse le droit à la souveraineté alimentaire permettant d’autres avancées.

Ces cinq propositions, à débattre, visent à y contribuer :

  1. Valoriser tous les acquis fondés sur la revendication de souveraineté alimentaire,
  2. Mieux faire connaître la critique du système en place et la nécessité de la souveraineté alimentaire,
  3. Formuler et revendiquer de nouvelles règles internationales fondées sur le droit à la souveraineté alimentaire (DSA),
  4. Obtenir des politiques conformes à la souveraineté alimentaire et développer d’autres pratiques dans l’agriculture,
  5. Amplifier la mobilisation pour construire un autre rapport de force dans les institutions et sur le terrain en vue de négociations pour de nouvelles règles.

Introduction

« L’heure de la souveraineté alimentaire est venue ». Cette phrase, affichée devant l’OMC après l’échec des négociations en 2006, "nous dit que l’alternative à la crise alimentaire est la souveraineté alimentaire" (Paul Nicholson) [1] . Reprise en fin de la déclaration de Nyéléni en 2007, elle veut aussi signifier que, la souveraineté alimentaire ne pouvant être conquise au plan international, le mouvement doit la construire aux niveaux local et national.

Qu’en est-il aujourd’hui en 2013 ? Depuis 2007, les deux forces antagoniques (les forces libérales et le mouvement pour la souveraineté alimentaire) se sont renforcées sans changement sensible du rapport de force entre elles. Ainsi, malgré de fortes mobilisations et le développement de diverses pratiques alternatives, la souveraineté alimentaire n’est toujours pas acquise. Or, actuellement, cette conquête est particulièrement nécessaire face à l’offensive récente des firmes et des Etats dominants, tandis que la crise du néolibéralisme fournit une opportunité. Elle permet aussi d’ouvrir le débat et d’accroître les mobilisations pour d’autres relations internationales et d’autres politiques agricoles.

Obtenir la souveraineté alimentaire reste bien sûr difficile. Ces propositions reposent sur la richesse et la force du concept de souveraineté alimentaire et sur les acquis du mouvement qui la porte. Elles reposent aussi sur le constat de l’évolution positive, dans de nombreuses régions du monde, des représentations et des pratiques des forces sociales et des pouvoirs publics vis-à-vis de l’alimentation et de l’agriculture. De plus, une synergie entre une démarche dans le champ social et une démarche dans le champ institutionnel, est possible en raison même des caractéristiques plurielles des questions d’agriculture et d’alimentation.

Proposition n° 1 : valoriser tous les acquis de la revendication de souveraineté alimentaire

Prendre en compte la richesse et la diversité du contenu …

Le concept de souveraineté alimentaire, "concept en action", a logiquement évolué en fonction du contexte et des mobilisations. Tous les aspects de la souveraineté alimentaire ont ainsi été mis en avant. C’est cette diversité et cette richesse qu’il est actuellement possible et nécessaire de valoriser pour préciser le contenu des mots "souveraineté alimentaire" et pour atteindre, au moins en partie, les objectifs qu’ils recouvrent.

A l’origine, (1996), en opposition radicale aux deux nouvelles traductions du libéralisme en matière agricole (accords de l’OMC et conclusion du sommet mondial de l’alimentation), la revendication a principalement concerné le niveau international, comme l’indiquent les définitions de la Via Campesina : celle de 1996, « La souveraineté est le droit de chaque nation de maintenir et d’élaborer sa propre capacité de produire ses propres aliments de base dans le respect de la diversité productive et culturelle", précisée en 2000 par « le droit des peuples à définir leurs politiques agricoles et alimentaires », puis en 2003 : « la souveraineté alimentaire désigne le droit des populations, de leurs pays ou unions, à définir leur politique agricole et alimentaire, sans dumping vis-à-vis des autres pays ". Ces définitions prennent implicitement en compte la traduction en droit international (voir proposition n° 3) et le niveau national de la souveraineté alimentaire (voir proposition n° 4). Ces éléments ont été largement pris en compte lors des mobilisations et dans le travail en réseaux réalisé par un mouvement très actif avec Via Campesina et ses alliés.

Ce mouvement, réuni à Nyéléni en 2007, tout en conservant une dimension internationale à la souveraineté alimentaire, a donné la priorité aux revendications de niveau national, traduites dans les "six piliers ou principes : priorité à l’alimentation des populations, valorisation des producteurs d’aliments, établissement de systèmes locaux de production, renforcement du contrôle local, valorisation des savoirs et des savoir-faire, travail avec la nature ». Cette orientation est conforme à ce que "pour changer les rapports de force, il faut avoir une base de mouvements sociaux qui vont adopter la souveraineté alimentaire comme principe transformateur et alternatif au modèle libéral (Paul Nicholson, ibid.). Parallèlement, l’accent est mis, avec plusieurs ONG, sur les droits de l’homme, notamment avec le travail sur les droits des paysans engagé en 2008.

Les initiatives locales ont pris de l’ampleur depuis quelques années avec le développement d’alternatives en matière de production et de commercialisation. En Amérique latine de nombreux groupes de paysans conçoivent leurs actions pour un développement satisfaisant sous l’égide de la souveraineté alimentaire. Le rôle des femmes dans la construction de ces alternatives est désormais mieux pris en compte.

… et les valoriser dans une nouvelle dynamique

L’important travail réalisé depuis 1996 permet actuellement de valoriser l’unité du mouvement et de le renforcer autour des principes de la souveraineté alimentaire pour déboucher sur une interprétation plus opérationnelle de la revendication.

Pour cela, il est notamment utile de clarifier les sens et usages des termes « souveraineté alimentaire" et "droit :
- droit : il faut en particulier éviter de confondre le droit à l’alimentation, droit des individus et existant et le "droit" à la souveraineté alimentaire, droit des Etats qui est encore à conquérir. Plus généralement il faut distinguer les droits rendus effectifs et "les droits " de type déclaratif ou principes sans portée réelle comme dans "La souveraineté alimentaire est le droit des peuples » …). Il faut aussi éviter de mélanger les différents droits comme dans « la souveraineté alimentaire "comprend le droit véritable à l’alimentation [… »].
- souveraineté : ce terme doit être réservé aux sujets de droit, l’Etat national ou les entités agissant par délégation. La connotation très positive des termes de "souveraineté alimentaire"ne doit pas conduire à oublier qu’il s’agit d’un objet de conquête à traduire dans de nouvelles règles et politiques. De même, au niveau local ou pour un groupe de personnes, il paraît préférable de parler d’autonomie pour désigner la capacité des producteurs et des consommateurs d’échapper à la domination des forces dominantes.

Les principes de la souveraineté alimentaire, radicalement opposés, terme à terme, aux principes néolibéraux, constituent à la fois une base intellectuelle pour penser les traductions concrètes du concept et une base programmatique d’unification des forces porteuses de la revendication. Ces principes permettent notamment de mieux articuler, en dynamique, les trois niveaux de la conquête et de la mise en œuvre de la souveraineté alimentaire :

International traduction en droit collectif et en divers volets du droit commercial
National/régional possibilité et nécessité de politiques adaptées aux besoins de chaque pays
Local pratiques alternatives de production et d’échange

L’obtention de nouvelles règles internationales, étape certes particulièrement difficile, doit permettre à chaque pays la mise en œuvre de sa souveraineté alimentaire. Mais, dans le même temps, la modification fondamentale de ces règles, n’est possible que si, aux niveaux local et national, des forces sociales et politiques construisent, dans un nombre significatif de pays, de nouvelles pratiques et de nouvelles politiques relevant de la souveraineté alimentaire. Symétriquement, la mise en œuvre concrète de la souveraineté alimentaire, par des politiques et par des pratiques, constituera le meilleur moyen d’éviter le retour de l’agrobusiness et du libéralisme. Ainsi, la conquête et la mise en œuvre de la souveraineté alimentaire impliquent un double mouvement : celui de l’obtention de nouvelles règles et celui des mobilisations pour l’élaboration de revendications et pour des réalisations concrètes.

Proposition n° 2 : mieux faire connaître la critique du système en place et la nécessité de la souveraineté alimentaire

Les critiques de ce système et les raisons de la conquête de la souveraineté alimentaire sont bien connues et largement portées par le mouvement. Il est cependant nécessaire de redonner davantage de poids aux critiques en les regroupant et en les faisant mieux connaître.

Une situation très critique sur deux plans : Le niveau de pauvreté et de sous-alimentation, en particulier chez les paysans, comme le taux de personnes sous-alimentées, restent élevés (15 %) dans les pays en développement. De plus deux milliards de personnes souffrent de malnutrition ou n’ont pas accès à l’eau potable. Dans le même temps, la convergence des systèmes alimentaires, imposée par les firmes, aggrave les déséquilibres alimentaires et accélère la destruction des agricultures locales. Les coûts humains de cette situation sont particulièrement lourds. Ces difficultés sont fortement aggravées par les crises alimentaires comme en 2007-2008, provoquant pénuries et hausses brutales de prix.

Les agricultures paysannes et familiales durables sont de plus en plus fragilisées par trois facteurs essentiels : les règles de l’OMC et des accords bilatéraux, l’absence de politiques adaptées et le développement des sociétés transnationales dans les échanges mais aussi dans la production, avec ou sans accaparement de terre. Dans ces conditions c’est l’agriculture industrielle et l’agrobusiness qui se développent et la majorité des pays du sud n’ont plus de marge de manœuvre. De nombreux paysans et communautés n’ont pas accès à la terre et à l’eau, alors que les conditions climatiques et écologiques se dégradent rapidement et que les exploitations paysannes sont rendues vulnérables aux conditions de marché.

Ces situations, déjà anciennes et en cours d’aggravation, n’ont pas encore conduit les institutions internationales et les Etats dominants à changer de voie. Au contraire, ils persévèrent, au mieux avec quelques adaptations positives. L’ONU, comme on le voit sur le climat, ne parvient pas à faire changer de voie, loin de là. Heureusement, dans l’espace onusien, deux évolutions importantes sont à noter : i) la progressive montée en puissance du droit à l’alimentation par amélioration de son effectivité, ii) l’évolution du comité de la sécurité alimentaire mondiale (CSA) qui, grâce au rôle désormais joué par la société civile et par les groupes d’experts, constitue une instance dotée d’un cadre stratégique relativement novateur mais toujours axé sur la sécurité alimentaire.

Changer de voie est rendu de plus en plus indispensable Ce changement est rendu nécessaire en raison des conséquences pour l’humanité, (sa nourriture et son environnement local et planétaire) des choix réalisés depuis les années 80. En outre, il faut prendre en compte la croissance des besoins alimentaires dans un contexte de crise écologique et climatique et le maintien de la pauvreté massive des paysans alors que les emplois hors agriculture sont rares. Ces évolutions imposent de permettre un développement des agricultures qui dégage une forte valeur ajoutée maintenue sur place, et rémunèrent le maximum d’emplois. Contrairement à ce qui s’est passé jusqu’à présent, il s’agit désormais de « traiter la question paysanne" sans éliminer les paysans, c’est-à-dire, tout au contraire, de leur donner toute leur place. Cela implique un autre cadre international et d’autres cadres nationaux pour l’agriculture et pour l’alimentation.

Proposition n° 3. Revendiquer de nouvelles règles internationales

La réalisation de la souveraineté alimentaire implique notamment un changement radical des règles internationales pour rendre possibles et conforter des politiques et des pratiques conformes aux objectifs de cette souveraineté. Cette souveraineté peut être ainsi définie en termes juridiques au plan international : grâce à un ensemble de droits consacrés en droit international et rendus effectifs, chaque pays ou groupe de pays, a la possibilité de satisfaire ses besoins alimentaires de la façon qui lui paraît la plus appropriée en matière agricole et autres (MB).

Seule une architecture pluraliste est envisageable Actuellement, existe un fort dualisme entre les droits de l’homme et le droit commercial de l’OMC, avec domination de ce dernier. Il est indispensable de construire pour l’agriculture et l’alimentation, un autre ordre juridique international. Pour l’instant, ce nouvel ordre ne peut que demeurer pluraliste tout en cessant d’être dualiste, sur la base de la convention onusienne instituant le droit à la souveraineté alimentaire. Cette architecture comprendrait :

Cette proposition vise à répondre à l’urgence de refonder, sur les deux champs du droit international (droits de l’homme et droit commercial), les actions des pouvoirs publics, privés et civils et leurs rapports. Pour cela, il faut initier "un pluralisme organisé" (Mireille Delmas-Marty) dans le domaine agricole et alimentaire en valorisant les avantages d’une stratégie fondée sur la souveraineté alimentaire.

La convention onusienne sur le droit à la souveraineté alimentaire (DSA), base de ce « pluralisme ordonné » : L’objectif est d’aboutir, par exemple sur le modèle de la convention sur la diversité culturelle de 2005, à une convention résultant d’une forte adhésion. L’encadré présente à titre indicatif des éléments qui pourraient faire partie d’une telle convention.

Préambule L’Assemblée générale, ayant à l’esprit les buts et principes de la Charte des Nations Unies […], consciente, de l’importance d’un bon fonctionnement de l’agriculture notamment pour la réalisation du droit à l’alimentation et des difficultés rencontrées par de nombreux pays et groupes sociaux […], Considérant que la plupart des règles actuelles concernant l’agriculture et l’alimentation doivent être remplacées par d’autres règles commerciales au plan international, […],Proclame que la souveraineté des Etats et des peuples en matière agricole et alimentaire est indispensable à chaque pays […] pour faciliter l’accès des paysans aux ressources naturelles (terre, eau, semences notamment) dans l’autonomie de leurs choix productifs, avec maintien de forts niveaux d’emploi et des revenus satisfaisants,et l’autonomie des choix alimentaires des consommateurs et assurer une alimentation répondant aux divers critères de qualité, y compris culturels.

Ainsi, la souveraineté alimentaire, vise non pas la restriction automatique des échanges mais leur maîtrise de façon coopérative entre tous les pays.

Objectifs :

La présente convention vise à assurer la souveraineté alimentaire ainsi définie "la souveraineté alimentaire désigne le droit des populations, de leurs pays ou unions, à définir leur politique agricole et alimentaire, sans dumping vis-à-vis des autres pays". Cette souveraineté sera traduite en un ensemble de règles, existantes ou à consacrer, compris dans la présente convention. Ces droits doivent permettre à chaque partie (y compris leurs peuples autochtones) ou groupe de pays, de satisfaire ses besoins alimentaires de la façon qui lui paraît la plus appropriée en matière agricole et autres. Cette "souveraineté" est exercée par des Etats égaux en souveraineté […] ; elle s’applique aux rapports entre les Etats en matière d’échange de produits agricoles et alimentaires et au contenu interne et externe des politiques des parties dans ces deux domaines. Cette souveraineté implique de limiter, dans certains pays, le pouvoir des sociétés transnationales agissant dans la production agricole et à son amont ou à son aval.

Obligations des parties : Les parties s’engagent à mettre en œuvre, par des politiques appropriées, les facilités apportées par cette convention et par ses suites pour assurer le droit à l’alimentation et un développement harmonieux et à ne pas perturber les échanges internationaux et les autres pays, par exemple par toute forme et situation de dumping découlant de ses règles internes […] Les parties s’engagent à traduire progressivement la présente convention en orientations et en règles internationales spécifiques dans chaque instance concernée, existante ou à créer. […]

Les accords commerciaux

Ils comportent quatre volets complémentaires et cohérents : Un nouvel accord sur l’agriculture

Modifications d’autres accords de l’OMC  : ADPIC (accord sur la protection de la propriété intellectuelle), SPS (accord sur les mesures phytosanitaires), OTC (obstacles techniques au commerce) pour parvenir à une adaptation des normes à ce nouveau droit.

Organisation des marchés Rendue plus facile et plus opérante par les nouveaux accords sur l’agriculture et sur les STN, cette organisation des marchés viserait la réduction de la volatilité des prix et une meilleure sécurité alimentaire pour tous les pays avec notamment des organisations et des règles spécifiques pour les principaux produits de base (blé et riz au minimum) et tropicaux.

Règles restrictives pour les sociétés transnationales (STN) Les conséquences négatives sur l’agriculture et l’alimentation du pouvoir des STN ne sont actuellement évitées par aucune réglementation adéquate. Deux avancées sont nécessaires : i) en matière de droit de l’alimentation, faire progresser sa justiciabilité et inscrire au codex alimentarius de nouvelles normes pour éviter les conséquences des aliments industriels sur la santé ; ii) en matière commerciale, réglementer et judiciariser à l’ORD modifié les droits des sociétés transnationales, par exemple : possibilité pour un pays de refuser certains choix techniques, responsabilité juridique des filiales …

Proposition n° 4 : obtenir d’autres politiques et d’autres pratiques dans l’agriculture

Il s’agit de progresser vers une agriculture permettant de conquérir et de mettre en œuvre la souveraineté alimentaire, tout en précisant les types d’agriculture et d’alimentation permis par la souveraineté alimentaire.

Prendre en compte la diversité des agricultures familiales et restreindre l’agriculture capitaliste

L’affrontement entre les deux grands types d’exploitation, capitaliste et familiale, se renforce dans le même temps où les agricultures familiales se différencient ou sont marginalisées. En lien étroit avec l’agrobusiness, la première se développe rapidement. Les mobilisations et l’obtention de nouvelles règles doivent absolument stopper ce mouvement et, si possible, déconstruire ses résultats qui, par le prélèvement des moyens de production (terre, eau, prolétarisation) et par le renforcement de la concurrence, contribuent à la destruction des agricultures, familiales dont paysannes.

Un des principaux enjeux est de maintenir, dans des conditions très nettement améliorées, la majorité des paysans actuels dans tous les pays. Mais qui sont les paysans ? En Europe continentale est encore paysan, (terme à connotation positive), le travailleur agricole d’une exploitation familiale restée significativement plus insérée que la majorité des exploitations, dans son environnement naturel et social, malgré la dissolution des sociétés rurales. En raison d’un autre contexte historique, dans la plupart des pays anglo-saxons, le terme a, au contraire, une forte connotation négative et c’est plutôt « small farmers » qui est utilisé. Dans les pays "du Sud", la majorité des producteurs familiaux peuvent être qualifiés de paysans au sens de producteurs insérés dans l’environnement naturel et social et échappant largement, volontairement ou non, au modèle dominant. Malgré ces particularités, il est possible de considérer qu’il existe des paysans dans une grande partie du monde et qu’ils constituent la grande majorité des producteurs familiaux. Leur unité découle, certes dans des contextes différents, de leur affrontement à la domination capitaliste, de la domination des autres catégories sociales et de leur rôle de producteur de nourriture en lien avec la nature. Ainsi, la souveraineté alimentaire apparaît bien comme la seule façon de prendre en compte positivement cette unité/diversité face à l’unité du système dominant. L’expression " les petits paysans" utilisée par la Via Campesina et désormais par le CSA ou celle de "petite agriculture familiale" tentent d’exprimer cette réalité. Cependant, il semble nécessaire, notamment au sud, pour préciser les situations et les enjeux des politiques agricoles, de distinguer au sein des paysans, au moins, trois grandes catégories aux limites spécifiques à chaque situation locale : i) les "très petits paysans" (paysans parcellaires…) qui ne peuvent satisfaire correctement les besoins de la famille, y compris souvent au plan alimentaire, ii) les "petits" dont le niveau en moyens de production leur permet de satisfaire les besoins de base de la famille, sans que la pérennité de l’unité de production soit assurée dans les zones en cours de restructuration, iii) les "autres" (moyens et gros ?), dont le niveau en moyens de production assure la pérennité et la possibilité d’agrandissement au détriment des autres. L’enjeu est alors, pour les paysans de cette catégorie, de favoriser des pratiques techniques et sociales conformes aux objectifs collectifs.

En tant que producteurs familiaux, les paysans comme les autres sont en effet soumis aux processus de transformation sous l’effet des dynamiques internes et des pressions externes combinées au statut « hybride » des unités familiales qui regroupent sur les mêmes personnes le facteur travail et le facteur capital. Ainsi, à partir d’un certain niveau de facteurs de production et de revenu, l’agriculteur est devant le "dilemme » suivant : conserver un système de type paysan ou devenir productiviste y compris au détriment de ses voisins ? Ainsi de nombreuses exploitations paysannes peuvent participer à la concentration des moyens de production (terre …) et passer d’une agriculture paysanne satisfaisante aux plans social et écologique à une agriculture productiviste. Face aux fortes pressions des forces dominantes, ces éléments doivent conduire pour obtenir une agriculture conforme à la souveraineté alimentaire, à prendre en compte dans les politiques, trois orientations majeures :

Obtenir d’autres politiques agricoles

Les objectifs de la souveraineté alimentaire ne seront atteints que si des politiques adaptées à la diversité des conditions sont mises en place dans chaque pays et chaque ensemble régional. Il s’agit de mettre rapidement un coup d’arrêt à l’extension des forces dominantes au sein du système alimentaire mondial (SAM) et à leurs conséquences pour permettre une véritable révolution d’ensemble dans les domaines agricole et alimentaire en renversant, terme à terme et globalement, les différentes composantes de la situation actuelle, par exemple :

Forces dominantes ou phénomènes actuels à réduire Forces ou phénomènes à favoriser
Domination de certains Etats, pratiques néocoloniales Réelle coopération internationale
Exode, migrations Maintien du maximum d’emplois paysans
Technologies industrielles Valorisation des savoirs
Réduction et captation de la valeur ajoutée Maximation et maintien sur place de la valeur ajoutée
Accaparement des terres Réforme agraire et juste répartition des ressources
Agriculture industrielle Agriculture paysanne et familiale durable…
….

Ce basculement doit être assuré en prenant en compte son urgence et l’asymétrie des forces en présence. En priorité, il s’agit d’appliquer une nouvelle agronomie respectueuse des ressources (agro écologie, agriculture paysanne, agriculture durable) et de mettre en place une nouvelle organisation économique et sociale de l’agriculture. Cette "nouvelle agronomie" et sa mise en œuvre nécessitent notamment une nouvelle recherche en lien avec les paysans eux-mêmes et avec leurs organisations, prenant en compte les niveaux de pauvreté et la croissance du nombre de jeunes de familles paysannes, actuellement ou prochainement, à la recherche d’emplois. Il s’agit sans doute là de la question la plus difficile à résoudre pour de nombreux pays. Il faut donc absolument maintenir le maximum d’emplois dans l’agriculture tout en assurant une amélioration suffisante des revenus avec une mobilisation modérée de nouveaux moyens de production. Tenir ces trois objectifs (emploi, revenu et équipement) de façon satisfaisante impliquera des politiques volontaristes de la part des Etats et des organisations internationales.

Ces exigences en matière agricole doivent aussi prendre en compte la nécessité d’assurer rapidement à tous une « alimentation adéquate ». Il faut que cette production agricole soit suffisante quantitativement et qualitativement et géographiquement bien répartie par rapport à la population à nourrir, y compris pour les groupes fragiles. Cela implique que les intermédiaires, économiques et institutionnels, permettent le passage entre la production et l’accès aux aliments bruts ou transformés. Il faudra aussi que les consommateurs aient les revenus suffisants pour une nourriture disponible leur convenant du point de vue nutritionnel et culturel.

Trois domaines sont particulièrement importants : la défense des ressources et des cultures, la limitation du pouvoir des STN de l’agroalimentaire et de la distribution, l’amélioration de l’effectivité du droit à l’alimentation (DA). Plus globalement, il faut faire évoluer le système alimentaire mondial actuel vers un nouveau système alimentaire qui ne soit plus dominé par des échanges libéralisés principalement réalisés par des STN mais par une "organisation coopérative des marchés" travaillant en lien étroit avec les Etats et leurs organismes.

Proposition n°5 : construire un autre rapport de force dans les institutions et sur le terrain en vue de négociations utiles.

Cette proposition implique de changer le rapport de force et de construire une stratégie pour aboutir, dans une première phase, à des négociations aboutissant à l’ONU sur une convention sur le droit à la souveraineté alimentaire et ainsi fournir de nouvelles bases à l’OMC ou dans une autre instance.

Changer le rapport de force …

Le rapport de force actuel, malgré les avancées du mouvement, ne lui permet pas d’atteindre ses objectifs au niveau international et dans une grande majorité de pays. Un nouveau rapport de force ne pourra être construit que dans la durée, en favorisant le développement des contradictions du système en place et en renforçant très sensiblement les forces alternatives. Il semble nécessaire et possible de construire en lien avec les fronts locaux, un large front international associant progressivement le mouvement social autour de la Via Campesina et des institutions politiques (gouvernements, administrations internationales…). Ce front pourrait se développer autour de consensus au moins partiels, notamment sur les contenus et sur les outils prioritaires..

Préciser les apports de la souveraineté alimentaire est nécessaire pour construire un consensus large et porté par un mouvement plus fort :

  1. producteurs agricoles : les producteurs familiaux et salariés ne pratiquant pas l’agriculture industrielle pourraient, malgré leur diversité, s’associer autour de l’intérêt d’une protection face aux importations à prix faussés et aux pratiques des firmes sur la terre, sur les marchés, sur les semences.
  2. consommateurs et plus largement citoyens : dans de nombreux pays, une contradiction existe à court et à moyen terme entre l’alimentation des couches pauvres et l’amélioration des revenus des paysans par des prix plus élevés et plus stables. Pour chacun de ces pays, la souveraineté alimentaire permettra d’ajuster au mieux ces deux objectifs dans le temps et dans l’intérêt des citoyens, en redonnant à la question alimentaire sa place centrale dans les diverses sociétés.
  3. gouvernements : les nombreux Etats concernés par cette construction d’une base sociale pour la souveraineté alimentaire ont intérêt à engager des négociations sur d’autres fondements que ceux actuellement utilisés. Ils doivent profiter de l’échec des négociations à l’OMC pour passer à l’offensive.
  4. pays agro exportateurs nets : ils seront évidemment plus difficiles à convaincre mais la mise en œuvre de systèmes plus coopératifs entre pays exportateurs et importateurs, leur permettra de bénéficier de marchés stabilisés en volume et en prix.
  5. communauté internationale : elle a beaucoup à gagner à participer à la mise en place de la souveraineté alimentaire en tant que condition pour l’avancée de ce qu’elle défend dans le cadre de l’ONU : réduction des risques de guerre, contribution à la réduction du changement climatique, meilleure satisfaction des droits de l’homme, du droit à l’alimentation tout particulièrement.
  6. intellectuels : ceux participant en grand nombre aux débats sur la situation et sur les façons de l’améliorer, pourraient combiner leurs apports dans la construction du consensus et l’esquisse des solutions.

Il faut aussi réaliser des changements de fond dans la conception de la résolution des problèmes agricoles et alimentaires actuels. Centrée sur la question de la faim, cette conception conduit à trois déviations : i) les forces productivistes et libérales font de la faim un levier pour renforcer leur offensive pour produire plus et échanger plus, ce qui contribue à aggraver la situation ; ii) la spécificité des produits alimentaires conduit certaines forces à proposer de les « sortir du marché » au lieu de mieux organiser les échanges ; iii) la nécessité de parvenir à une pleine effectivité du droit à l’alimentation conduit certains à penser que la souveraineté alimentaire n’est pas nécessaire. Plus globalement, la question de la faim doit être replacée dans le cadre actuel du système économique et du système alimentaire mondial (SAM) et des nécessaires changements à ces deux niveaux.

Il faut aussi articuler mouvement social et mouvement dans les institutions pour, face aux forces dominantes, construire et porter l’alternative, dans celles qui devront faire évoluer ces règles et ces politiques au plan international : CSA, Conseil des droits de l’homme, Assemblée générale des Nations unies dans un premier temps. Les institutions impliquées dans cette convergence avec le mouvement social sont les gouvernements du plus grand nombre possible de pays, des équipes de recherche, des groupes d’experts, des équipes des institutions internationales (FAO, CDH …).

… pour engager des négociations utiles

Une première étape pourrait consister en la préparation et en la tenue d’un forum mondial pour la souveraineté alimentaire, par exemple en 2014, pendant le sommet de l’agriculture familiale. Cette préparation pourrait être réalisée sous l’égide d’un collectif organisé autour de LVC et des organisations de la société favorables à la souveraineté alimentaire, complété par quelques responsables du mouvement social (paysans et autres) et par quelques personnalités.

Ce corpus et ces propositions d’action pourraient être débattus dans des forums régionaux puis lors d’un forum mondial, réunissant les délégués des organisations. Ce forum aurait à adopter et à mettre en œuvre les décisions permettant d’engager la lutte pour la souveraineté alimentaire au niveau international, en lien éventuel avec la FAO et la CNUCED.

Une seconde étape pourrait porter sur le renforcement des collectifs par région et par pays et leur prise de contact avec des gouvernements et des institutions (South Center, CSA, CDH, rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation, FAO) pour trouver des appuis en vue d’un travail préparatoire à la constitution de groupes d’intérêt capables de peser dans les négociations internationales, à l’ONU dans un premier temps. La conjonction d’intérêts entre l’obtention d’une meilleure effectivité du droit à l’alimentation, l’obtention d’une déclaration sur les droits des paysannes et des paysans avec les nécessaires avancées vers de nouvelles règles commerciales devrait permettre de déboucher assez rapidement sur une convention instituant le droit à la souveraineté alimentaire signée par un grand nombre de pays.

A l’OMC, il faudrait obtenir un arrêt des négociations jusqu’à l’évaluation des conséquences des accords actuels et l’arrêt des aides directes des USA et de l’UE. Cet arrêt devrait déboucher sur la traduction progressive en droit commercial, à l’OMC ou dans un autre organisme, des éléments contenus dans la convention instituant le droit à la souveraineté alimentaire.

On pourrait alors effectivement dire que "l’heure de la SA est venue".

[1] Interview de Paul Nicholson (p 29), "Terre et liberté, à la conquête de la souveraineté alimentaire", J. Duchatel dir. CETIM, Genève, 2012.


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