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Mieux définir la souveraineté alimentaire (SA) pour mieux la conquérir

Cette note résulte d’un constat personnel construit en huit ans de pratique intellectuelle et militante de la SA en lien avec différents réseaux : au fur et à mesure que s’éloigne la première revendication de la SA en 1996 et qu’évoluent les positions et les pratiques des forces qui la portent, une partie du contenu et de la stratégie de cette revendication se délite. Cette évolution risque de remettre en cause la nécessaire avancée sur le niveau-clef de la SA, le niveau international, et globalement ainsi, sur l’ensemble, malgré les fortes avancées aux niveaux local et national. A partir de ce constat, je propose que le mouvement prenne mieux en compte les nombreuses avancées pour les ré-articuler avec le contenu de départ plus que jamais d’actualité.

1. Retour sur les origines : une définition dans son contexte :

1.1 définition(s)

La Via campesina (LVC), initiatrice en 1996 de la revendication de la souveraineté alimentaire a proposé plusieurs définitions entre 1996 et 2003. Ces variations, logiques pour un concept revendicatif "en action", ont notamment permis un enrichissement [1] sur le fond de la formulation initial, comme l’indique cette comparaison entre deux versions de LVC :

• Définition en1996 lors du sommet mondial de l’alimentation (SMA) : "l’alimentation est un droit humain fondamental. Ce droit ne peut être concrétisé que dans un système qui garantit la souveraineté alimentaire. La souveraineté est le droit de chaque nation de maintenir et d’élaborer sa propre capacité de produire ses propres aliments de base dans le respect de la diversité productive et culturelle".

• Définition de 2003 (document interne de LVC) : « la souveraineté alimentaire désigne le droit des populations, de leurs pays ou unions, à définir leur politique agricole et alimentaire, sans dumping vis-à-vis des autres pays ").

Trois changements de fond sont intervenus [2] entre ces deux définitions :
- passage d’une vision "agricole" ("capacité de produire") à une vision plus axée sur l’autonomie des politiques, agricole mais aussi alimentaire, avec toutefois abandon de la référence au droit à l’alimentation, seul droit fondamental parmi les DECS ;

- ajout de l’interdiction du dumping, point important qui marque l’aspect coopératif de la SA ;

- remplacement de "nation" (ou Etat) détentrice d’une souveraineté juridique [3] , par le triptyque "populations, pays et unions" qui prend en compte les unions régionales (UE, CDEAO…) et ouvre sur les "populations". Cette référence aux « populations’, non sujets de droit (les "peuples indigènes" exceptés), donc non détentrices, de "souveraineté" et de pouvoir formel en matière de politique, est cependant intéressante : elle met en avant les acteurs de l’alimentation et le "local" (ou infra national) comme lieu (entité) de mise en œuvre de la SA, lieu plus ou moins autonome par rapport à l’Etat et aux firmes.

C’est la définition de 2003 que je propose de prendre en compte pour décrire le concept, c’est-à-dire le contenu du "droit-principe". 1.2 Rappel du contexte.

Ce contexte a un fort impact normatif sur le contenu à donner à la SA : ce contenu comporte une opposition radicale aux deux visages de l’extension du libéralisme en matière d’agriculture et d’alimentation : opposition aux accords à l’OMC (1994) et opposition à la mise en avant de la sécurité alimentaire au SMA (1996). Ces deux extensions reviennent à faire dépendre la production agricole et l’alimentation (y compris dans sa forme de droit à …) des marchés plutôt que du renforcement des agricultures locales et des politiques adaptées, toutes deux déjà mises à mal par les PAS et autres. Avec ces deux avancées du libéralisme, la souveraineté alimentaire, alors réelle à l’échelle des Etats et de leurs unions, par exemple au cœur de la PAC dans le cas de l’UE, est progressivement détruite. LVC et quelques soutiens proposent dès 1996 de la reconquérir.

- Ainsi, la SA comporte deux volets dialectiquement liés ("deux jambes"), celui de l’opposition au libéralisme dans l’agriculture et celui de la proposition alternative par la mise en avant (notamment dans les luttes) du concept.

2. Des fondements pour la (re)conquête de la SA, comment ?

Reconquérir la SA suppose donc de modifier fondamentalement le cadre imposé par le libéralisme. Cela implique de définir un cadre alternatif (un contenu) et de l’imposer (une stratégie). Ce rappel des deux volets, dans le contexte actuel de nécessité et d’opportunité pour la SA, peut y contribuer. Dans cet objectif, il faut notamment compléter la définition de 2003 pour fonder d’autres règles internationales, permettant à leur tour d’autres politiques nationales et d’autres pratiques locales, dans le cadre d’une articulation des trois niveaux (international, national/régional, local).

2.1. Compléter la définition :

Voici une proposition de définition complémentaire à celle de LVC en 2003 : « grâce à un ensemble de droits internationaux effectifs, chaque pays ou groupe de pays, a, dans le respect des autres règles internationales, la possibilité de satisfaire ses besoins alimentaires de la façon qui lui paraît la plus appropriée en matière agricole et autres, mais sans perturber les échanges internationaux et les autres pays.

Quelques précisions :

- il s’agit d’une "souveraineté" juridique exercée par des États égaux en souveraineté. Cette souveraineté est car elle est intégrée dans le droit international qui la définit et l’organise. De plus elle comporte une règle de réciprocité. Il ne s’agit ni de protectionnisme, même « moderne », ni de restriction automatique des échanges. Il s’agit de la maîtrise de ces échanges de façon coopérative entre tous les pays et non de façon hégémonique au service de quelques uns d’entre eux. Cette souveraineté est d’ordre juridique et ne doit pas être confondue, comme souvent dans le langage courant, avec autosuffisance ou autonomie malgré les contributions réciproques entre ces notions dans la réalité.

- par son adjectif "alimentaire" cette souveraineté vise à prendre en compte la totalité de la chaîne alimentaire, en prenant appui sur les divers rôles de l’agriculture dans les différents pays, en vue notamment de la réalisation du "droit à l’alimentation". La souveraineté alimentaire, non en opposition avec l’objectif de sécurité alimentaire, correspond à la volonté d’assurer cette sécurité dans des conditions favorables à l’agriculture et au développement de chaque pays.

- la "souveraineté alimentaire" peut être considérée comme un "droit principe", défini par exemple par une déclaration de l’ONU qui serait progressivement traduite dans un ensemble de droits internationaux effectifs," dans différents segments du droit international : droit commercial (autre accord sur l’agriculture), droit des entreprises, gestion des marchés … Ces droits sont effectifs, c’est-à-dire applicables dans chaque pays signataire des accords correspondants, cette application étant vérifiable et judiciarisée, par une instance du type ORD nettement amélioré. Dans ce cadre, chaque Etat ou ensemble régional peur choisir les droits et politiques adaptés à sa situation.

- « dans le respect des autres règles internationales » : la SA s’exerce en tenant compte des autres droits existants, droits humains, de l’environnement, de la santé …

- " Mais sans perturber les échanges internationaux et les autres pays » : ceci vise bien sûr toute forme et situation de dumping mais aussi les autres pratiques d’Etat et de firmes reposant sur un abus de pouvoir (refus spéculatif d’exporter, pressions diverses…). Cette règle, valable en complément du reste de la définition, ne fait bien sûr pas référence à la situation actuelle où les perturbations du fait des acteurs dominants sont monnaie courante.

2.2 Pour la traduction du concept de SA en règles internationales, ces éléments doivent s’inscrire dans un cadre stratégique à trois niveaux :

La SA, "concept en action", doit être définie et conquise de façon articulée aux trois niveaux (local, national/régional et international). En effet, l’élaboration du contenu et sa mise en œuvre relèvent des luttes et des pratiques alternatives à ces trois niveaux. Certes, c’est bien l’obtention de nouvelles règles internationales qui, pour l’essentiel, peut permettre la mise en œuvre de sa souveraineté alimentaire par chaque pays. Mais, dans le même temps, la modification fondamentale des règles, y compris au plan international, n’est possible que si, aux niveaux local et national, des forces sociales et politiques construisent, par leurs actions, de nouvelles pratiques et de nouvelles règles justifiant et imposant, lors des négociations internationales, les règles relevant de la SA. Il s’agit, en matière de contenu et de stratégie, de processus relevant d’une "dialectique triangulaire", les avancées à chaque niveau (chaque sommet du triangle) dépendant de celles aux deux autres et les permettant. Dans ce processus, le "sommet international " est à la fois déterminant et insuffisant à lui seul. Hélas, les avancées à ce niveau sont aussi les plus difficiles à obtenir compte tenu de plusieurs obstacles : diversité des enjeux selon les pays, fondements libéraux de l’OMC et nécessité d’une nouvelle [4], ou au moins réelle "hiérarchie des normes", fondée sur les droits humains.

En résumé, la conquête de la SA implique un double mouvement simultané et articulé entre les trois niveaux, ainsi que des mouvements dans les deux sens au sein des niveaux national et local :

* chaque niveau regroupe différents types d’acteurs.

3. valoriser les évolutions récentes dans une perspective plus complète

Actuellement, le mouvement porteur de la revendication de la souveraineté alimentaire, LVC et ses soutiens, semble, sur ce point spécifique, en retrait au plan international du fait des difficultés institutionnelles et stratégiques. Ainsi, le contenu initialement donné à la SA, est modifié au profit de l’autonomie des choix et à des revendications au niveau local avec, concomitamment, une quasi absence de propositions en termes de contenu et de stratégie au plan international. On en arrive ainsi à la cohabitation de deux définitions [5] : l’initiale, peu défendue actuellement, qui concerne le droit des États de définir leurs politique agricole et alimentaire, l’actuelle, dominante, qui porte sur l’autonomie locale des producteurs et des consommateurs, parfois dans le cadre de revendications d’autres politiques nationales.

Cette évolution a, semble-t-il, pris toute son importance lors de la rencontre de Nyéléni en 2007 qui s’est conclue, en dernière phrase de la synthèse, par cette (belle) affirmation : l’heure de la souveraineté alimentaire est venue, hélas sans préciser comment. Nyéléni a aussi précisé dans le rapport de synthèse les "six principes de la souveraineté alimentaire" [6] . Ces six principes complètent les revendications habituelles, en matière de politiques nationales (réforme agraire, accès aux ressources …). Le choix de Nyéléni, confirmé à Maputo, revient à rabattre la SA, dans le cadre d’autres politiques nationales, sur l’autonomie des paysans et des consommateurs, mais sans modification des conditions internationales en matière de commerce et de marge de manœuvre des États. Certes, les batailles contre les OGM, l’accaparement des terres, les agrocarburants et pour les semences paysannes, sont très importantes, au plan international notamment. Mais elles sont de nature différente et rarement menées sous la bannière de la SA, qui représente pourtant en principe une forte capacité d’unification face aux firmes et d’intégration de divers mouvements.

Cette évolution se caractérise notamment, avec le quitus de nombreuses organisations amies, dans le pré programme de Nyéléni Europe pour le rassemblement d’août 2011 qui semble se limiter à faire converger les initiatives locales.

Cette évolution assez compréhensible de la part de LVC est plus préoccupante dans un certains nombres d’écrits d’ONG [7] , syndicats ou d’intellectuels [8] qui amplifient ou accompagnent ces évolutions [9]. Ainsi le sens donné aux termes de souveraineté alimentaire est parfois limité aux actions et pratiques d’autonomie des paysans et des consommateurs [10] . Heureusement dans le même temps, la revendication de "souveraineté alimentaire" prenait un contenu concret et partagé par un nombre très important de paysans et de citoyens à travers le monde. Mais il faut retrouver le sens originel et complet de cette revendication. L’enjeu actuel est de proposer une stratégie articulant les trois niveaux de la réalisation concrète de la SA et donnant notamment force à un projet stratégique pour le niveau international. Pour cela, les mobilisations et les écrits ne peuvent se limiter à la valorisation des progrès locaux mais doivent apporter leur contribution à l’articulation des apports programmatiques et idéologiques de ces avancées avec les nécessaires batailles aux niveaux international et national. Cette articulation a heureusement été proposée au FSM de Dakar, en parallèle avec la nécessité d’un mouvement large associant les paysans avec d’autres forces.

Groupe SA, Michel Buisson 27 mai 2011

[1] La définition a par ailleurs donné lieu à de nombreuses paraphrases et à certains ajouts discutables d’un point de vue juridique, comme l’obligation de lier démocratie et SA !

[2] Les raisons et les modalités de ces évolutions seraient intéressantes à connaître.

[3] Cette souveraineté est exercée par l’Etat en tant qu’instrument de l’application de ce droit appartenant au(x) peuples du pays ; voir notamment le « droit des peuples à l’autodétermination et la souveraineté permanente sur leurs ressources naturelles sous l’angle des droits humains » ; CETIM, Genève, octobre 2010.

[4] A l’ONU, comme pour beaucoup d’experts, les droits humains priment les accords économiques et commerciaux ; il n’en est rarement ainsi dans la réalité, ce que jean Ziegler appelle à tord (il ne s’agit pas d’une pathologie mais de choix délibérés ou contraints selon les cas) la « schizophrénie des Etats ».

[5] Cette cohabitation a été astucieusement relevée, mais de façon polémique et partielle, par Pascal LAMY dans Libération du 20 septembre 2010. La réponse collective à Pascal LAMY, tentée par le livre des éditions du Linteau "Seule la diversité cultivée peut nourrir le monde" est bien décevante malgré quelques contributions intéressantes.

[6] Voici les six principes : priorité donnée à l’alimentation des populations, valorisation des producteurs d’aliments, établissement de systèmes locaux de production, renforcement du contrôle local, construction des savoirs et des savoirs faire, travail avec la nature.

[7] Par exemple, FIAN en 2005 assimilait totalement la SA au contenu intra-national des revendications de LVC : réforme agraire, accès aux ressources …) tout en trouvant dans le droit à l’alimentation des réponses à toutes les questions de commerce.

[8] Par exemple, Gustave Massiah dans "une stratégie altermondialiste" (p 180) indique : "La souveraineté alimentaire est fondée sur la lutte pour la terre et la promotion des circuits locaux de production et de consommation […) mais aussi sur le changement de modèle productif vers une production agro-écologique…". L’expression "fondée sur"… inverse, sur les plans intellectuel et stratégique, les origines du concept.

[9] Le livre : "la souveraineté alimentaire que fait l’Europe ?" d’ATTAC et d’ECVC, reprend (pp 86-91) les six principes de la SA établis à Nyéléni sans les resituer suffisamment par rapport au niveau international.

[10] A Genève, le 29 janvier pendant une journée entière, les associations genevoises de coopération (FGC) et LVC, Uniterre, ont entretenu la confusion entre autonomie des producteurs et consommateurs et souveraineté alimentaire sans articuler les trois niveaux de la SA.


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