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La question alimentaire mondiale dans l’entrelacs des crises *

* article à paraître dans « Ecologie & Politique » de juin 2009

La récente crise alimentaire a attiré l’attention sur une situation inacceptable pour ceux qui en sont victimes comme, sur les plans éthique et politique, pour l’humanité. Par ses causes et par ses conséquences, elle révèle l’inadéquation des politiques menées par les institutions internationales. Or les nécessaires réponses de court terme sont à construire dans une perspective de long terme prenant en compte les besoins alimentaires croissants et la crise écologique dans ses trois composantes biologique, énergétique et climatique. Notamment, un traitement simultané des deux crises alimentaire et écologique, avec une autre agronomie, est indispensable. La situation implique aussi de changer de politiques et de règles internationales en donnant, entre autres, davantage de force au droit à l’alimentation et en instituant un autre droit commercial fondé sur l’objectif de souveraineté alimentaire.

Alors que le nombre de personnes sous alimentées reste très élevé (à près de un milliard – 963 millions selon la FAO), la récente crise alimentaire a encore aggravé la situation de toutes ces personnes et en a fait tomber 75 millions de plus dans la sous-alimentation [1] Comment comprendre les causes de cette crise survenue dans une situation endémique de sous alimentation et l’inadéquation des réponses apportées, à court et à long terme, notamment par les instances internationales ? Cette interrogation devient d’autant plus nécessaire que, depuis le déclenchement de la crise financière puis économique mondiale, des acteurs privés prennent des décisions porteuses de graves inquiétudes en matière foncière et d’autonomie alimentaire, en particulier pour de nombreux pays pauvres ou émergents. Ainsi, alors que l’humanité est toujours très loin d’assurer à chacun l’accès à une nourriture suffisante et que les besoins alimentaires croissent très vite, cette question alimentaire, aggravée depuis 18 mois, se trouve désormais placée au cœur des causes et des conséquences de crises globales, économiques, écologiques, institutionnelles. Une telle situation et les risques d’aggravation doivent conduire toutes les forces en présence à trouver des solutions réellement adaptées en remplacement des politiques actuelles menées au nom d’intérêts mortifères. Après l’examen des enseignements de cette crise 2007-2008 dans ses causes et ses conséquences, puis des diverses décisions prises ou non dans le nouveau contexte créé par la crise économique, la question alimentaire sera replacée dans le long terme marqué par la croissance des besoins et par la crise écologique. Il sera alors possible d’esquisser des éléments de solution.

Les enseignements de la crise alimentaire de 2007-2008 et de ses suites immédiates

Cette crise relativement courte dans sa phase aiguà« , mais pour autant non strictement conjoncturelle, survient elle-même dans une situation pérenne de sous-alimentation et de malnutrition [2] en voie de dégradation. Cette crise a été marquée par une hausse brutale des prix des produits de base et par une aggravation des pénuries et des disparités alimentaires. Le premier enseignement est que les diverses institutions n’ont pas été en mesure d’éviter cette crise, pas plus qu’elles ne se donnent réellement les moyens de résoudre le problème de la faim et de la malnutrition alors que les ressources alimentaires sont suffisantes à l’échelle mondiale. Cette situation perdure malgré les engagements solennels pris en 1996 (renouvelés en 2001 dans le cadre des Objectifs du millénaire pour le développement - OMD), de réduire de moitié d’ici 2015 le nombre de personnes sous alimentées. à€ l’inverse, les décisions de nombreux gouvernements et institutions ont aggravé la crise alimentaire. La première cause réside dans le niveau extrêmement faible des stocks de céréales, notamment de blé, le plus bas depuis 30 ans. C’est la conséquence des politiques libérales conduisant à l’arrêt des stocks publics, puis de la politique des États-Unis en faveur de la production d’agrocarburants, aboutissant à prélever le tiers de la récolte de maïs, soit l’équivalent de ses exportations. Il suffit alors de la baisse en 2007 de quelques récoltes dans des régions clefs, pour, en cascade, provoquer une hausse des prix de toutes les céréales, y compris, avec retard, du riz. Un phénomène similaire s’est produit pour les oléo-protéagineux avec le soja et l’huile de palme. Alors que ces hausses de prix et ces ruptures d’approvisionnement touchaient brutalement les pays les plus dépendants des importations et les habitants les plus pauvres, les diverses formes de spéculation (sur stocks physiques, sur marchés à terme ou sur produits financiers) les amplifiaient. Dans ce système, chaque intervention accroît la hausse attendue par les divers opérateurs jusqu’à l’éclatement de la bulle spéculative, ajoutant ainsi de l’instabilité, très préjudiciable à toute politique de sécurité alimentaire et de développement agricole. Pourtant, face à cette grave situation et aux perspectives encore plus inquiétantes, les instances officielles en restent au constat : l’assemblée générale de la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED) à Accra en avril 2008 comme la conférence de haut niveau de l’Organisme des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO) en juin 2008 à Rome, n’ont pas pris de décisions à la hauteur des enjeux. Lors de cette conférence, l’absence d’accord sur les solutions a conduit, après un nième rappel à « poursuivre les efforts en matière de libéralisation » à la mise en place du groupe de travail onusien (task force) avec le Fonds monétaire international (FMI) et l’organisation mondiale du commerce (OMC) sous l’autorité de la Banque mondiale et hors de tout contrà´le gouvernemental. Ce groupe ne laisse rien augurer de bon et délégitime un peu plus la FAO tout en réduisant encore le poids des défenseurs des paysans. Cette situation laisse ainsi pleins pouvoirs aux forces libérales, institutions et firmes (invitées à Rome). Ainsi, Pascal Lamy, directeur général de l’OMC a insisté à différentes reprises sur la nécessité d’une libéralisation complète des échanges pour résoudre la crise. Il ose s’appuyer sur les pénuries alimentaires pour défendre l’idée d’un accord final du cycle de Doha dans le cadre des négociations internationales. Pour l’OMC ou la Banque mondiale, l’ouverture des frontières et la suppression de toute intervention publique distordant les mécanismes de marché doivent permettre d’augmenter le « bien-être » mondial :et répondre aux besoins alimentaires mondiaux, voire même de préserver l’environnement [3]. Plus grave encore, les fonds d’investissement, y compris souverains, et les entreprises de l’agrobusiness, assurés de profits énormes dus aux tensions durables sur les biens agricoles, placent leurs excédents de liquidités dans différentes opérations : achat ou location de milliers d’hectares au Brésil, en Afrique [4] …, développement de productions pour l’exportation (soja en Argentine …) ou pour la fabrication d’agrocarburants. Avec ces investissements, ces firmes retournent à leur avantage la crise alimentaire et énergétique dans le cadre d’une crise économique plus large. Leur stratégie risque de peser lourd dans un contexte o๠les aides publiques sont réduites par la récession [5] et l’accès au crédit rendu plus difficile. Certes, le G20 (groupe des 20 pays les plus riches de la planète) a reconnu « l’impact de la crise sur les pays en développement en particulier les plus vulnérables » mais sans proposer d’autres politiques. Ainsi, dans ce contexte, le souhait du directeur général de la FAO de « consentir des investissements de grande ampleur » [6] déjà discutable en lui-même [7] , risque d’être assuré en grande partie pour répondre aux besoins des firmes et d’aller à l’encontre des objectifs annoncés.

Cette situation est d’autant plus préoccupante que les besoins alimentaires sont fortement croissants à tous les horizons et que le potentiel productif des agricultures familiales reste très insuffisant en raison de la pauvreté et de la sous-alimentation qui touchent une majorité de paysans.

Forte croissance des besoins alimentaires et des difficultés pour les satisfaire

Doublement des besoins alimentaires d’ici 2050

Loin d’être progressivement résolue, la crise alimentaire s’aggrave et touche de manière très différenciée les pays. Les prévisions indiquent qu’en 2050, dans l’hypothèse o๠«  le niveau de diversification alimentaire du Mexique de 1990 s’appliquerait à la totalité des pays qui ne l’avaient pas atteint à cette même date [8] », les besoins alimentaires doubleraient [9] en 2050 à l’échelle mondiale. Mais, stables dans les pays du Nord, ils seraient multipliés par plus de cinq en Afrique subsaharienne et par plus de deux en Asie (voir tableau).

Tableau : Effort alimentaire* selon les zones :

Zone Effort alimentaire*
Afrique 5,14
Asie 2,34
Europe 0,91
Amérique latine 1,92
Amérique du nord 1,31
Océanie 1,62
Monde 2

*Croissance nécessaire entre 2000 et 2050 de la production, exprimée en calories végétales per capita, pour satisfaire les besoins dus à la croissance et à la modification de la composition de population et au changement de régime alimentaire.

Sources : M. Griffon, op. cit., d’après Collomb [10].

Ce doublement, représente des efforts très variables dans des conditions très différentes selon les pays ou groupes de pays [11] . En particulier, des difficultés de divers ordres existent : difficultés d’ordre organisationnel suite aux plans d’ajustement structurel (PAS) et à leurs effets destructeurs en termes d’outils d’intervention et de capacité de production vivrière ; difficultés d’ordre agronomique avec notamment le plafonnements des rendements dus à la dégradation de certains sols, à la hausse du prix des intrants et aux exigences écologiques. Enfin, l’extension des zones cultivées doit rester modérée en raison des contraintes agronomiques et écologiques [12]. De plus, deux évolutions vont modifier les rapports de force : d’une part, la hausse des coà »ts de production et des prix alimentaires favorisera les pays les plus compétitifs (Amérique du Sud, Europe centrale) et défavorisera les moins compétitifs ; d’autre part, le changement climatique pénalisera les zones tropicales humides ou semi-arides et bénéficiera aux grandes plaines des pays du Nord. L’ensemble de ces conditions, actuelles et prévisibles, amplifie le double enjeu agronomique et écologique de la croissance de la production agricole. Ainsi, assurer la sécurité alimentaire mondiale à moyen terme et à long terme (2050), va être très difficile, tout particulièrement en Afrique et en Asie o๠seraient nécessaires les plus forts accroissements de production avec des conditions agronomiques et politiques peu favorables. D’autres accroissements sont aussi possibles en zone potentiellement excédentaire : Amérique du Sud et Europe centrale o๠il s’agit de valoriser et de protéger un potentiel pour le maintenir disponible. Ces déséquilibres régionaux impliquent aussi de mettre en place un autre système pour les échanges agricoles.

Une hausse de la production n’est possible que si elle est écologique

L’évolution des modes de production agricole depuis 50 ans a fortement dégradé les ressources naturelles. Satisfaire les besoins de production suppose de restaurer et de valoriser au mieux ces ressources. Or, l’agriculture intensive, surtout dans les formes industrielles, continue de les dégrader, les sols tout particulièrement [13] : épuisement par le non renouvellement du stock d’humus, érosion, salinisation par l’irrigation à outrance, pollution par les engrais et pesticides avec effets induits sur leur capacité biologique [14] et sur les résistances des maladies et ravageurs aux molécules chimiques, gaspillage et pollution des eaux allant jusqu’à l’assèchement et la disparition de certains écosystèmes, atteinte à la biodiversité et aux paysages, déforestation responsable de 18% des émissions de dioxyde de carbone. Ces éléments expliquent une grande part du plafonnement des rendements depuis la fin des années 1990 pour les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et d’Asie. Dans le cas de l’Afrique sub-saharienne et de l’ex URSS, le recul des rendements est aussi largement dà » aux politiques antérieures, spécialisation coloniale puis nationale agro exportatrice dans le premier cas, dirigisme agraire dans le second, suivies d’une transition non maîtrisée vers des politiques libérales inadaptées. Ces agricultures conduisent aussi à la réduction des surfaces réservées à l’élevage des ruminants, qui s’ils contribuent à l’émission de méthane (18% des émissions mondiales de gaz à effet de serre), représentent des avantages agronomiques (apport d’humus, recyclage des déchets végétaux, valorisation des prairies) et écologiques (richesses de nombreux écosystèmes prairiaux), en plus des apports alimentaires et de la traction animale. Il faut cependant distinguer selon les systèmes de production de ruminants, dont les bilans (alimentaires, écologiques, énergétiques) peuvent être très contrastés. Pour les agricultures paysannes du sud, cette exigence écologique est également une condition de leur propre survie par le maintien du potentiel de production et par la nécessaire faiblesse des coà »ts monétaires. Mais cette exigence ne pourra être satisfaite qu’au fur et à mesure de l’amélioration des conditions de production et des revenus pour les paysans actuellement pauvres. Cette exigence est dans le même temps à la fois globale et mondiale pour l’agriculture et pour l’humanité.

Urgence de nouvelles politiques et de nouvelles règles

La situation alimentaire mondiale et le contexte multi- crises dans laquelle elle doit être résolue nécessitent un changement radical dans la perception des problèmes, dans les politiques comme dans les modalités d’intervention aux différents niveaux institutionnels. Nous nous limiterons ici à la question de la production agricole et des politiques internationales la concernant. Certes, ces questions sont éminemment politiques ce qui veut dire que les solutions ne seront possibles que si des changements radicaux, (non abordés ici) ont lieu. Notons seulement que la délégitimation du système actuel et les urgences alimentaires, écologiques… doivent déboucher sur de telles décisions. Des réflexions d’origines très variées peuvent y contribuer, la recherche démocratique de solutions étant elle-même facteur de mobilisation. Un double changement de paradigme est notamment nécessaire : choisir un autre modèle de développement visant l’« intérêt général mondialisé [15] » par la satisfaction pour tous des besoins humains fondamentaux, dans le respect des ressources de la planète [16]. Ce changement de paradigme donnerait force à des textes fondamentaux adoptés par la communauté internationale : pacte de 1966, conférence de Rio, … Il permettrait aussi de prendre en compte la forte et double asymétrie de la crise écologique, dans ses causes et dans ses effets : les plus riches (pays, personnes) sont très largement les plus responsables, alors que les personnes pauvres et les populations vivant dans des milieux les plus fragiles et très dépendantes de leur agriculture, sont les premières et les plus gravement touchées.

Pour une nouvelle agronomie

Les objectifs de cette nouvelle agronomie sont notamment définis par Michel Griffon [17] : « Produire beaucoup plus en limitant la progression des surfaces pour ne pas détruire les espaces naturels […], en devant doubler les rendements […], en réduisant les atteintes à l’environnement et en utilisant des techniques économiques accessibles aux plus pauvres ». Michel Griffon développe ces objectifs autour du projet de « la révolution doublement verte ». Compte tenu du bilan de la révolution verte des années 1960-80, qui a certes permis le doublement de la production mondiale mais avec des conséquences environnementales et sociales très négatives, cette référence apparaît toutefois discutable. A vrai dire, la position de Griffon est à l’opposé de la révolution verte, purement productiviste et largement technocratique. Ainsi, il affirme qu’il est indispensable de combiner, autour des objectifs de viabilité et d’équité sociale, une « nouvelle technologie, avec des techniques fortement inspirées du fonctionnement de la nature et une nouvelle politique agricole [18] ». Si cette évocation de la politique est la bienvenue, ce volet reste trop peu développé. De plus, s’il doit y avoir révolution c’est dans les institutions pour permettre aux forces sociales de terrain de mener un long processus. La recommandation de l’IAASTD [19] pour une approche systémique et pluridisciplinaire des questions agricoles va dans le même sens que l’analyse en la confortant [20] . Elle peut se résumer autour des orientations suivantes : favoriser la diversité des systèmes de production, donner un rà´le central aux approches agro écologiques pour prendre en compte la spécificité des milieux et des besoins des productions, donner la priorité à l’agriculture familiale et une place centrale aux sciences sociales. Il s’agit maintenant à partir de ces nouvelles orientations, de rendre effective une telle agronomie sur le terrain. Plusieurs types d’actions sont nécessaires pour cela : favoriser l’amélioration rapide de la situation des paysans pauvres ou en voie d’appauvrissement, d’abord pour leur assurer l’accès à une alimentation correcte et ainsi la possibilité de mieux gérer et préserver les ressources naturelles, puis, éventuellement, d’améliorer l’offre de produits pour d’autres consommateurs [21] . Sont notamment prioritaires un meilleur accès à la terre et à l’eau, tout en sachant qu’il n’est pas toujours possible [22] , au sein des agricultures familiales [23] de partager ces ressources entre tous et que ce partage doit être réalisé en assurant une bonne gestion. L’accès aux semences est également primordial, en ayant recours le plus souvent à des ressources adaptées au milieu et aux savoirs paysans, éventuellement pour en améliorer les caractéristiques [24] . Le développement des organisations paysannes, notamment de femmes, est bien sà »r également primordial [25] . Il est également essentiel que les interventions extérieures comme les initiatives des forces locales, soient conduites de façon systémique pour qu’une avancée sur un point ne fasse pas reculer l’ensemble du système concerné. Le succès, nécessairement lent de ces orientations, nécessite donc une forte modification des modalités d’intervention des organismes de développement à tout niveau. Il s’agit à la fois de favoriser l’autonomie et l’auto- organisation des paysans à la base et de répondre à la diversité de leurs besoins en prenant en compte leur situation et leurs conditions d’évolution. Les choix de techniques, l’accès au marché, au crédit ne doivent pas conduire à un nouvel appauvrissement, à de nouvelles dépendances, à des pertes de revenu et d’emplois. Ces conditions internes à l’agriculture familiale et à ses organisations ne peuvent elles-mêmes être durablement efficaces que si elles ne sont pas contrecarrées par des forces contraires beaucoup plus puissantes, notamment les acteurs prà´nant et mettant en œuvre différentes formes d’agriculture industrielle. Les effets négatifs de ce type de production agricole sont nombreux. Ils résultent des écarts de productivité, souvent amplifiés en termes de compétitivité sur les marchés, par les aides publiques directes ou indirectes (réglementations, aides aux investissements matériels et immatériels …). Le cas du coton avec le conflit entre les producteurs de l’Afrique de l’ouest et ceux des Etats-Unis, est particulièrement illustratif comme celui du sucre pour d’autre pays. Le pouvoir de ces acteurs du développement de l’agriculture industrielle se trouve actuellement renforcé par leur capacité de lobbying auprès des différentes institutions : acquisition de terre, y compris en déni du droit [26] (violences…) et au détriment du maintien des agricultures familiales, développement de formes de production à fort impact négatif sur l’environnement (monoproduction sur de grandes surfaces et à fort niveau d’intrants, …) et tournées vers l’exportation, faible niveau d’emploi souvent doublé de formes de quasi esclavage ou tout au moins de dures conditions de travail pour la main d’œuvre saisonnière. Le développement de la production de soja, en Argentine notamment, se fait par l’exclusion violente des petits paysans et ou des peuples indigènes, celui du palmier à huile en Indonésie, par la destruction de forêts … Le pouvoir de ces formes de production est renforcé par les firmes de l’agroalimentaire d’amont et d’aval qui favorisent leur développement et les échanges de produits issus de systèmes agricoles, industriels et commerciaux de compétitivité très différente sur le marché international. Ces firmes peuvent ainsi imposer de nouvelles techniques et de nouvelles habitudes de consommation au détriment de la production locale et de la santé [27]. L’évolution récente, avec des achats ou des locations massives de terres [28] , renforce la nécessité de limiter la place et le pouvoir des acteurs de l’agriculture industrielle et des firmes. Cela suppose en particulier d’autres orientations de la politique de certains pays qui elles-mêmes, pour une part, nécessitent au plan international, d’autres règles et d’autres pratiques de la part de ces organisations. Les échecs, ou au mieux les insuffisances des politiques des institutions internationales en matière de développement et de commerce sont patents : les prévisions de gain de « bien-être » de la Banque mondiale, qui justifiaient les politiques de libéralisation des années 1980 et 1990, fondées sur un indicateur discutable, se sont révélées fallacieuses [29] , notamment pour les pays pauvres. La crise alimentaire et la crise financière et économique marquent l’échec des politiques fondées sur le paradigme libéral selon lequel la libéralisation des échanges est source de stabilité des marchés et de développement pour tous. En fait, la baisse et la volatilité des prix des produits exportés ont perduré et les importations des produits alimentaires de base en Afrique de l’ouest notamment, se sont développées. Des changements radicaux sont donc nécessaires. Or jusqu’ici rien n’a réellement changé. Ainsi peut-on dire que le rapport de la Banque mondiale 2008 « L’agriculture au service du développement », sensé abolir 25 ans « d’oubli » de l’importance de l’agriculture, soit nouveau ? Au-delà de diagnostics partagés, les propositions retombent sur la vision libérale du marché, confient un rà´le majeur aux investissements, le tout dans le cadre de recommandations très générales et abstraites, complètement décalées par rapport à la diversité des situations et des problèmes à résoudre  [30] .

De nouvelles règles internationales

D’autres politiques sont nécessaires mais sans abandonner ni le cadre multilatéral, ni l’objectif du développement. Une réflexion et une mobilisation à partir de deux notions juridiques peuvent être utiles : le droit à l’alimentation et la souveraineté alimentaire. Le premier [31] , inscrit dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966 [32] (PIDESC), fait obligation aux 156 États signataires et à la communauté internationale de lutter contre la faim endémique et de rendre des comptes au Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU (CODESC). Le travail des rapporteurs spéciaux [33] de l’Organisation des Nations unies (ONU) sur le droit à l’alimentation (Jean Ziegler jusqu’en 2008, désormais Olivier de Schutter), ainsi que l’adoption des directives volontaires en novembre 2004 [34] , comme quelques décisions de justice, ont donné un peu de force à ce droit. Mais il s’agit encore d’un droit faible, peu effectif, aucune des conditions de son effectivité n’étant remplie dans les pays dont les populations sont victimes de la faim : une inscription et une judiciarisation dans le droit national et international, des conditions institutionnelles et économiques qui permettent l’exercice de la responsabilité des États et de la communauté internationale. Malgré tout, le droit à l’alimentation constitue un point d’appui pour des politiques nationales plus satisfaisantes. Notamment, en tant que droit humain, il impose de résoudre les difficultés au plus près des individus et de donner la priorité à ceux qui en ont le plus besoin. Mais renforcer ce droit ne suffit pas. Il doit être complété au plan international en modifiant radicalement les règles actuelles du droit international commercial, élaboré et appliqué par les États dans le cadre de l’OMC. Ces modifications peuvent s’élaborer en partant de la notion de souveraineté alimentaire que l’on peut ainsi définir, en complétant les définitions données par Via Campesina en 1996 et en 2003 [35] : « chaque pays ou groupe de pays a, dans le respect des autres règles internationales, le droit effectif de satisfaire ses besoins alimentaires de la façon qui lui parait la plus appropriée en matière agricole et autres, mais sans perturber les échanges internationaux et les autres pays ».

Une proposition [36] , élaborée dans le cadre de cette stratégie, comporte deux volets complémentaires : celui des nouvelles règles et celui des modalités de leur conquête. Les règles proposées, y compris pour montrer qu’elles sont intellectuellement et politiquement possibles, reposent notamment sur le réemploi, dans un contexte différent, de règles contenues dans d’autres accords que l’accord de Marrakech en 1994. Certains fondements de l’OMC [37] (règles de « la nation la plus favorisée » et « du traitement national ») sont aussi à retirer pour le champ de l’agriculture. Ainsi cette proposition revient, sur le plan juridique, à « sortir l’agriculture de l’OMC » [38] » , telle qu’elle est actuellement, tout en l’y maintenant sur le plan fonctionnel. Sur ces bases, deux grands types de modifications de l’accord sur l’agriculture de 1994 sont proposés :
- les aides au développement, le soutien des prix, les outils de gestion des marchés, un certain niveau de protection aux frontières (excluant tout dumping à l’exportation), qui sont identiques pour tous les pays en application de la souveraineté alimentaire ;
- des protections supérieures et des avantages pour les exportations, réservées à certains pays bénéficiant d’un traitement spécial et différencié renforcé. D’autres accords de l’OMC (ORD, SPS, ADPIC [39] ) devraient aussi être modifiés. Il y est également nécessaire de limiter le pouvoir des entreprises transnationales. à€ l’ONU, le renforcement du droit à l’alimentation, des missions de la FAO et de la CNUCED, seraient très utiles. Dans cet esprit, l’adoption d’une déclaration onusienne sur le droit à la souveraineté alimentaire (en prolongement de celle sur le droit au développement du 4 décembre 1986 [40] ) pourrait faire avancer l’ensemble du processus. Ces nouvelles règles de droit international permettraient aussi d’autres politiques régionales et nationales ainsi que la mise en place de règles et d’outils de régulation des principaux marchés internationaux, l’instabilité des prix et de la disponibilité des produits étant particulièrement défavorables aux pays pauvres et à leurs habitants. L’ensemble de ces réformes implique des changements politiques et institutionnels importants, non abordés ici. La période actuelle révèle encore plus que jamais la nécessité de ces réformes et l’opportunité de les engager.

Conclusion : redonner espoir aux paysanneries du monde

L’ampleur des tâches devrait conduire les États et la communauté internationale à une mobilisation tout à fait nouvelle dans sa nature et dans son ampleur : orientée en priorité au profit des pauvres et des paysans qui sont souvent les mêmes personnes et combinant les deux points évoqués dans cet article, nouvelle agronomie et nouvelles règles de droit. Au-delà et pour contribuer aussi à résoudre au plus vite la question alimentaire actuelle et se donner les moyens de faire face à la croissance à long terme des besoins, la mobilisation doit viser un changement de modèle de développement des pays riches et émergents, notamment pour freiner fortement le changement climatique, « double peine » pour les pays pauvres. Ce changement concerne aussi une autre répartition des richesses, respectueuse des personnes et des ressources naturelles, d’autres modèles de consommation, le refus des fausses solutions comme par exemple le développement non raisonné des agrocarburants. Ces changements sont aussi intellectuels et idéologiques : changement de paradigmes, de méthode d’approche des problèmes et de leurs solutions …

[1] FAO, L’état de l’insécurité alimentaire dans le monde 2008, FAO, Rome, 2008..

[2] De nombreuses personnes souffrent de carence (2 milliards ont un déficit en fer, 600 millions une carence en iode), avec en parallèle le développement des maladies chroniques et de l’obésité dues à la malnutrition ; 1 à 2 milliard(s) de personnes sont totalement ou partiellement privées d’un accès à l’eau potable. Voir Marie T. Ruel, l’IFRI et sa contribution à la recherche et à l’action dans le domaine des politiques alimentaires et nutritionnelles,in B. Hubert et O. Clément (ed.), le monde peut-il nourrir tout le monde ? Sécuriser l’alimentation de la planète, (p 77 à 86). QUAE, IRD, Paris, 2006.

[3] Avec toutefois quelques aides venant compenser ou sanctionner des coà »ts environnementaux de production et strictement limitées aux cas de « défaillance » du marché.

[4] Grain, Main-basse sur les terres agricoles en pleine crise alimentaire et financière, octobre 2008, www.grain.org.

[5] S. Bunker « Nous nous préoccupons à l’idée qu’un effondrement économique mondial puisse se répercuter à la fois sur l’aide au développement, ce qui serait vraiment grave et sur les investissements agricoles qui compte tenu de la crise alimentaire mondiale seraient un élément de la solution ». Déclaration à IRIN le 12/12/08 de la porte parole du Bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA), www.irinnews.

[6] FAO, op. cit. p 5.

[7] Certes, le besoin d’amélioration des infrastructures et des services publics est fort. Faut-il encore que le choix des types d’investissement, les modalités de financement soient mieux maîtrisés qu’actuellement.

[8] M. Griffon, Nourrir la planète, pour une révolution doublement verte, Odile Jacob, Paris, 2006, p. 154.

[9] Il s’agit d’un ordre de grandeur sur la base d’hypothèses vraisemblables, et sans développement des agrocarburants

[10] P. Collomb, une voie étroite pour la sécurité alimentaire d’ici 2050, Economica, Paris, 1999

[11] « Nourrir 9 milliards de personnes en 2050 », INRA magazine, juin 2008, www.cirad-inra-agrimonde.fr.

[12] Ce point fait débat ; par exemple Michel Griffon (Le Monde du 12 mars 2007) conteste la possibilité de faire passer la surface cultivée actuelle (1,5 milliard hectares) à 2,8 milliards d’ha (soit une multiplication de 1,7 !) comme l’estime la FAO dans son étude « World agriculture : towards 2030-2050 ; www.fao.org/es/esd/AT2050web.pdf.

[13] C. Galus, Le Monde du 22-23 juin 2008, p. 15, article à propos des travaux de Daniel Nahon.

[14] M. Griffon, op.cit., Odile Jacob, Paris, 2006.

[15] P. Frémaux, « Les nouveaux habits de la solidarité internationale », Alternatives Économiques, n° 276, p. 72.

[16] Ce double changement apparaît particulièrement nécessaire au vu de la position des instances officielles. Par exemple, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), lors de la rencontre de Saly au Sénégal en octobre 2006, porte le double message suivant : a) «  la réduction rapide et soutenue de la pauvreté nécessite d’une croissance pro-pauvre » […] « avec une stabilité macroéconomique, b) « les échanges agricoles restent faussés par les dernières barrières aux échanges… ». Source : résumé de l’atelier, p. 6, 7, auteur et date inconnus, www.oecd.org/agr:eet:afrique

[17] M Griffon, op. cit., p. 263.

[18] Ibid., p.282.

[19] International Assessment of agricultural Science and Technology for developme

[20] On peut aussi citer la notion « d’agronomie intégrale » présentée par B. Chevassus-au-Louis et M. Griffon dans « La nouvelle modernité », Déméter, 2008, p. 7-47.

[21] M Griffon, op. cit., p 421.

[22] Les stratégies fondées sur le développement de l’agriculture familiale englobent souvent des catégories extrêmement disparates, dont des ménages très pauvres pour lesquels la lutte contre la pauvreté ne peut passer directement ou exclusivement que par une intervention de type productif et marchand. A l’opposé cette catégorie inclut des paysans aisés dont les projets peuvent être contradictoires avec l’intérêt général.

[23] E. Sabourin, Paysans du Brésil entre échange marchand et réciprocité, Quae et NSS, Paris, 2007.

[24] FIDA, cadre stratégique du FIDA 2007-2010, FIDA, (Fonds international pour le développement de l’agriculture), Rome 2007. Ce rapport développe ces orientations au titre de la contribution du FIDA à l’éradication de l’extrême pauvreté dans les zones rurales.

[25] AVSF, Renforcement des organisations économiques paysannes pour une insertion favorable et juste des petits paysans sur les marchés, Agronomes et vétérinaires sans frontières, Lyon, 2008

[26] On notera la sortie de deux films grand public qui abordent cette question de la terre avec dépossession de ses propriétaires indigènes : « Le pays des hommes en rouge » et « Un barrage contre le pacifique ».

[27] L’état de l’insécurité alimentaire mondiale, FAO, Rome 2004. p.9-10 « Cette formidable expansion et la concentration croissante de l’industrie comptent parmi les causes et les conséquences les plus visibles de la transformation et de la consolidation des systèmes alimentaires mondiaux dans tous leurs aspects : production agricole, échanges, transformation, commerce de détail, consommation ».

[28] Voir par exemple, la volonté de Daewo, transnationale sud-coréenne, de louer des centaines de milliers d’hectares à Madagascar, ou encore d’autres projets récemment rendus publics au Sud- Soudan, en Angola, en Ukraine…

[29] JC Bureau, E Goslan, S. Jean, La libéralisation des marchés agricoles. Une chance pour les pays en développement ? » Revue Française d’Economie n° 1 vol. XX, p. 3-38. Voir aussi F Gérard et M.G. Pikety, « Libéralisation des échanges mondiaux, panacée ou désastre face à la pauvreté et à l’insécurité alimentaire ? » in J.M. Boussard et H. Delorme (dir.), La régulation des marchés agricoles internationaux. Un enjeu décisif pour le développement. » ; L’Harmattan, Paris, 2007, p.135-152.

[30] Réseau Impact, Note de lecture du rapport de la Banque mondiale (L’agriculture au service du développement), octobre 2007 ; www.impact.org.

[31] Le droit à l’alimentation est ainsi défini par le comités des DESC « le droit à une nourriture suffisante est réalisé lorsque chaque homme, chaque femme et chaque enfant, seul ou en communauté avec d’autres, a physiquement et économiquement accès à tout moment à une nourriture suffisante ou aux moyens de se la procurer ». Ce droit appartient à chaque personne. Il fait obligation aux États de respecter ce droit de toute personne, de le protéger, et de lui donner effet.

[32] C. Golay, M. à–zden, , CETIM, Genève, 2005.

[33] Notamment dans le cadre de leurs différents rapports à la commission des droits de l’homme de l’ONU ; par exemple, celui du 9 février 2004, développe l’impact des sociétés transnationales sur le droit à l’alimentation (p. 15-21).

[34] FAO, Directives volontaires à l’appui de la concrétisation progressive du droit à l’alimentation ; FAO, Rome 2005.

[35] Via Campesina : « la souveraineté alimentaire désigne le droit des populations, de leurs pays ou unions, à définir leur politique agricole et alimentaire, sans dumping vis-à -vis des autres pays », définition de 2003, (document interne).

[36] M Buisson, « Pour d’autres règles du commerce international des produits agricoles », document de présentation, mai 2007 et sa synthèse juin 2007, http://michel.buisson.lautre.net/spip.php?article13

[37] On peut considérer que la non application de ces deux fondements du libéralisme à l’agriculture entraîne sa « sortie juridique » de l’OMC, sans sortie concrète. Celle-ci n’est revendiquée par aucun pays et jugée dangereuse.

[38] Mot d’ordre de Via Campesina, entre autres.

[39] ORD : Accord sur l’organe de règlement des différents, SPS : Accord sur les mesures sanitaires et phytosanitaires ; ADPIC : Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce.

[40] CETIM, Le droit au développement, Centre Europe Tiers Monde, Genève, juin 2007.


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