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Utiliser l’échec du Doha Round pour conquérir d’autres règles

La crise de l’agriculture et de l’alimentation atteint actuellement dans plusieurs pays et à l’échelle mondiale des niveaux insupportables, notamment pour les très nombreux paysans et urbains pauvres. Cette crise est à la fois économique avec des niveaux aberrants des prix et des déficits des produits de base, écologique par la poursuite accélérée de la destruction des milieux et de la biodiversité, et, politique avec la remise en cause justifiée des institutions en charge d’organiser le multilatéralisme.

Dans ce contexte, il est nécessaire et urgent qu’en matière agricole et alimentaire soient établies d’autres règles de régulation des échanges et d’autres politiques. Du fait du blocage des négociations à l’OMC, la période actuelle présente une opportunité pour essayer de mettre en place ces nouvelles règles internationales et nationales, basées sur un rapport de forces différent de celui de la concurrence exacerbée imposé par les pays riches. Dans cet esprit, l’objet de ce texte est de poser quelques jalons dans ce sens à partir de travaux menés en référence à la souveraineté alimentaire [1].

Vers l’échec du Doha Round (DR) et l’affaiblissement du libéralisme en matière agricole ?

Au moment o๠cet article est écrit, l’échec du DR n’est pas encore avéré. Il est seulement fortement probable. La, proximité des élections américaines ne laisse pas assez de temps pour régler les désaccords entre les grands acteurs des négociations (en schématisant) entre les exigences agro exportatrices du Brésil et celles en matière d’exportation de produits industriels et de services des USA et de l’UE, alors même que les groupes G33 et G 90 ne peuvent qu’essayer de refuser de trop faibles niveaux de protection.

Cette nième péripétie à l’OMC serait assez secondaire et ne laisserait pas espérer grand-chose de bon (accélérant au contraire l’adoption d’accords bilatéraux ou bi régionaux encore plus déséquilibrés), si elle ne s’inscrivait pas dans un contexte beaucoup plus général de contestation du paradigme libéral et de ses promoteurs. Cette contestation relève de la crise du modèle lui-même et du renforcement de l’opposition de groupes de pays. Le modèle du consensus de Washington est fragilisé par l’état des marchés (et la crise financière), par la faiblesse des « avantages » dégagés, excepté pour quelques pays et filières promoteurs du libéralisme, le tout sans avancée significative en termes dé développement. La contestation gagne les pays. Elle est partagée par ceux qui se rendent compte qu’ils n’ont rien à gagner de ce type de négociations commerciales (c’est ainsi que les gouvernements et négociateurs d’Afrique de l’Ouest se sont mobilisés pour refuser les Accords de Partenariat Economique avec l’UE …), et par ceux, principalement les pays émergents comme le Brésil, qui estiment que les pays dominants ne partagent pas assez vite le « gâteau ». Ces échecs objectifs renforcent la contestation théorique et idéologique du modèle qui a cependant encore quelques défenseurs, notamment en la personne de Peter MANDELSON, commissaire européen au commerce.

Il est envisageable et possible de sortir par le haut du blocage actuel et de construire d’autres bases pour le multilatéralisme dans le domaine agricole

Le quasi consensus sur la nécessité de résoudre rapidement la crise de nombreuses agricultures [2] et la demande de différentes forces (syndicats, ONG, quelques gouvernements) d’établir d’autres règles devraient, dans ce contexte de nécessité et de remise en cause, pouvoir déboucher sur une convergence de propositions autour des points suivants : a) tirer les leçons de l’échec du Doha round ; b) convaincre de la nécessité d’une modification très importante des règles actuelles et montrer l’intérêt d’un nouveau compromis ; c) intervenir, de manière complémentaire, avec des propositions concrètes auprès de plusieurs instances internationales.

Ces propositions pourraient prendre appui sur les avancées autour du principe de la souveraineté alimentaire (SA) et les traduire en bases programmatiques et stratégiques. Parmi ces avancées on peut citer : la diffusion de l’intérêt de la SA dans de nombreuses organisations civiles et publiques comme base d’une alternative ; les progrès en matière de droit de l’alimentation qui révèlent le besoin d’un autre droit international commercial ; l’élaboration, en lien avec des pratiques, des contenus possibles des règles et politiques, aux trois niveaux, local, national et régional, international.

A partir de celle donnée par Via Campesina en 1996, on est arrivé progressivement à un consensus sur une définition, dont celle-ci (MB), est une des variantes possibles :

Chaque pays (Etat et populations) ou groupe de pays a, dans le respect des autres règles de droit, le droit effectif de satisfaire ses besoins alimentaires de la façon qui lui parait la plus appropriée, mais sans perturber les échanges internationaux et les autres pays.

A partir de ce large consensus entre de nombreuses organisations quant à l’intérêt de la souveraineté alimentaire comme principe des relations internationales et des politiques en matière agricole, plusieurs stratégies existent pour la (re)conquérir. Certains, dont je suis, pensent que cette conquête de la souveraineté alimentaire suppose de nouvelles règles internationales pour les échanges, autorisant ainsi d’autres politiques aux échelles nationales ou régionales.

On peut distinguer trois stratégies réellement [3] fondées sur la souveraineté alimentaire portées actuellement par différents acteurs : 1. Celle de Via Campesina consiste en une dénonciation radicale des méfaits du libéralisme notamment sur l’agriculture, Traduite en « l’agriculture hors de l’OMC », elle conduit à l’absence de propositions concrètes sauf dans certains textes en direction de l’ONU. VC mène sur le terrain des actions et portent des revendications qui contribuent aux nécessaires avancées. 2. Celle des ONG comporte plusieurs variantes mais ne s’affronte pas non plus à la nécessaire transformation des règles :
- en rester au principe, à charge pour les « politiques » de traduire ce principe
- exiger des modifications dans le cadre des principes actuels, avec modification à la marge ou application plus stricte des règles actuelles. 3. La troisième, plus spécifiquement juridique concentre l’effort sur la revendication d’un droit onusien qui coiffe le droit commercial.

Ces stratégies ont toutes leur intérêt et leur justification mais ne paraissent pas en mesure de déboucher rapidement sur les nouvelles règles permettant la réalisation de la souveraineté alimentaire. Il paraît souhaitable que ces stratégies progressent vers une nouvelle stratégie, espérons-le plus efficace.

Certains auteurs considèrent que plusieurs pays, notamment les plus faibles (PMA par exemple) peuvent, compte tenu de leur situation et de leur faible poids dans les échanges, s’affranchir des règles de l’OMC, sans pour autant être attaqués devant l’ORD ou pénalisés par le FMI ou la BM.. Si l’absence de plaintes à l’ORD est très probable, les réactions des OFI sont elles à craindre. Par ailleurs de nombreux pays, présentent des propositions opposées à celles de la direction de l’OMC ou du négociateur pour l’agriculture (M Falconner). Tout ceci peut contribuer ou contribue à faire évoluer le rapport de force.

Il n’en demeure pas moins que ce sont la plupart des règles et surtout leurs fondements qu’il faut progressivement modifier. Tous les pays ou presque et pas seulement les plus pauvres, sont concernés à la fois pour eux et pour des échanges davantage pacifiés et équitables.

Un exemple de proposition

Cette proposition, élaborée avec l’appui de juristes ou autres spécialistes et discutée avec de nombreuses personnes et organisations, est présentée ici comme illustration de ce qui pourrait être recherché pour conquérir réellement la souveraineté alimentaire. Elle ne fait pas l’unanimité aussi bien en raison de son contenu que des difficultés, stratégiques et politiques, qu’elle soulève. Elle bénéficie cependant d’assez d’appuis pour être présentée ici à titre d’exemple.

Cette proposition articule de nouvelles règles internationales et une stratégie de mise en œuvre. Elle cherche à valoriser les acquis et à unifier les différentes démarches dans un processus radical et complet, en articulant, en au moins deux étapes des avancées complémentaires à l’ONU et à l’OMC. Le contenu : fortes modifications des règles actuelles de l’OMC et de l’ONU

A l’ONU

La proposition à l’OMC, principale, doit être complétée par une offensive à l’ONU pour le renforcement des droits de l’homme et pour de nouveaux mandats pour la FAO et pour la CNUCED. Il s’agit de parvenir à une « nouvelle hiérarchie des normes », donnant la suprématie, y compris à terme au plan juridictionnel, aux droits de l’homme sur le droit commercial.

A l’OMC les modifications portent sur l’accord sur l’agriculture et sur d’autres accords

1. Au sein de l’Accord sur l’Agriculture (AsA) 1.1 Celles concernant tous les pays, 1.2 Celles spécifiques à certains pays dans le cadre d’un Traitement Spécial et Différencié Renforcé (désigné par TSDR), 2. Au sein d’autres accords L’esprit général de ces propositions combine une remise en activité de règlements antérieurs du GATT et une modification radicale des trois volets de l’accord de 94 qui relève d’un triple déni historique, économique et institutionnel et impose à tous les pays, malgré quelques nuances pour les PeD, des règles communes et la mise en concurrence de systèmes agro-alimentaires (Etats et entreprises) très différents. Ces propositions reviennent ainsi à « sortir » juridiquement l’agriculture des règles actuelles, tout en gardant l’OMC comme cadre fonctionnel.

Ces modifications doivent permettre à chaque Etat de choisir sa politique agricole et alimentaire dans la limite du respect des règles internationales en matière d’échange, d’environnement, de travail, de santé. Les mesures de politique agricole et d’importation seraient fixées pour une certaine durée et graduées par grand type de situation. Au plan des échanges internationaux, outre les possibilités de protection à l’importation, les règles principales consisteraient à interdire toute aide à l’exportation et toute exportation à un prix de dumping défini comme inférieur au coà »t de production moyen du pays exportateur.

Par exemple, en matière de politiques nationales ou régionales, seraient autorisées pour tous les pays et sans particularités pour les pays bénéficiaires de TSDR :
- Les aides au développement de l’agriculture (investissements, formation …),
- Les politiques de soutien des prix agricoles et alimentaires,
- La mise en place (ou le maintien) d’organismes (professionnels, interprofessionnels ou publics) de gestion des marchés, y compris pour les produits exportés. Le montant de ces aides pourrait être déterminé par type de pays.

Le TSDR, exception en matière d’échanges extérieurs et non de politiques internes, intéresserait un ensemble de pays en développement acceptés comme tels par l’OMC après avis de la FAO et de la CNUCED. Cet ensemble devrait être plus restreint que la liste actuelle des PeD, suite par exemple, à la non inclusion automatique de tous les pays émergents. Le contenu de ce TSDR est de nature et de force très différentes du TSD actuel : il s’agit d’un droit positif et non de simples exceptions. Les pays pourraient bénéficier à la fois d’une protection très forte vis-à -vis des importations et d’un fort avantage pour leurs exportations. Ils auraient la possibilité de renforcer les mesures de protection prévues dans le cas général avec des droits de douanes plus élevés, l’accès aux prélèvements variables, aux taxes conjoncturelles en cas de crise, aux contingents d’importation. Chaque pays ou groupe de pays choisirait les mesures qui lui conviennent au sein d’un large éventail de possibilités. En matière d’exportation deux avantages sont accessibles : aides aux exportations pour certains produits et accords d’importation à faibles protections avec certains pays.

Autres mesures  : Les accords régionaux respectueux de la souveraineté alimentaire, seront être favorisés. Le droit des entreprises et les accords OTC, SPS et Codex alimentarius devront aussi être améliorés, parallèlement à l’accord ORD. Pour être pleinement efficaces ces mesures devront s’inscrire dans d’autres règles pour l’intervention du FMI et de la BM.

Eléments de stratégie

Une telle proposition se heurte à la difficulté de constituer un rapport de force favorable à de telles modifications, même dans une stratégie par étapes. Mais comme indiqué, le moment paraît favorable pour démontrer que le système actuel n’est pas satisfaisant sauf pour quelques bénéficiaires qui pourront ne pas perdre au moins à moyen terme à l’instauration de règles plus coopératives. La possibilité de bloquer tout accord constitue aussi un moyen de pression avantageux pour aller vers un nouveau consensus.

La stratégie présentée peut être ainsi schématisée :

A l’OMC à l’ONU
A court terme Obtenir (si pas de blocage des négociations) un accord comportant :
— des mesures efficaces de protection pour les pays qui le souhaitent
— une modification forte des régimes de subvention,
— l’engagement d’élaborer d’autres règles
— mieux articuler droit de l’alimentation et souveraineté alimentaire ;
— mobiliser la FAO et la CNUCED
A moyen terme
— modification substantielle de l’accord sur l’agriculture et d’autres (ORD, …)
— renforcement des droits onusiens en matière de droits économiques et environnementaux ;
— pouvoir propositionnel à l’OMC pour la FAO et la CNUCED sur certains points / au commerce ;

Une telle stratégie nécessite la mobilisation de nombreuses forces de la société civile en appui à des pouvoirs publics. C’est cette mobilisation qu’il faut dans les prochains mois nettement amplifier, notamment au Sud, pour tenter de parvenir au dépà´t de nouvelles propositions par un nombre significatif de pays.

Sur un plan concret, il faudrait que différentes forces s’emparent de cette proposition ou d’une autre, la retravaille pour en élaborer une autre plus satisfaisante. Les modalités de court terme seront évidemment différentes selon qu’un accord sera ou non conclu dans les prochains mois. La crise alimentaire actuelle, en tant que telle, comme en tant que critique des politiques menées depuis les années 80, devrait conduire de nombreux pays à refuser tout accord lors de l’éventuelle A G de l’OMC souhaitée par Pascal LAMY avant les prochaines élections aux USA. Il faut obtenir l’arrêt définitif du cycle de DOHA et repartir sur d’autres bases.


[1] Voir Michel BUISSON : « Proposition pour une réforme des règles du commerce international des produits agricoles sur les bases de la souveraineté alimentaire (juin 2007) » ; synthèse de 9 pages (français, anglais, espagnol) et document de présentation de 48 p. disponibles sur demande ou sur http://buisson.lautre.net/agri/spip...

[2] On peut se féliciter que la Banque Mondiale batte aussi sa coulpe d’avoir trop longtemps négligé l’agriculture et regretter que les solutions esquissées ne soient pas en rupture avec le passé calamiteux.

[3] Ne sont pas décomptées les discours récupérateurs tenus par certains gouvernements et ministres ou syndicats agricoles, ni, bien qu’intéressantes en tant que telles, les pratiques locales, type AMAP, qui se réclament de la souveraineté alimentaire.


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